mercredi 29 avril 2015

Table-ronde Auteur et jeu vidéo au Gamelier


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Lundi dernier, je me suis rendu dans les locaux du GAMELIER. Ca sonne comme un méchant de comics, mais c'est en fait une association parisienne qui a mis sur pied un bel espace de rencontre, de discussion et de création autour du jeu sous toutes ses formes (et sur des thèmes scientifiques et éducatifs en particulier, mais pas que). Ils organisent des ateliers, des gamejams, des conférences et toutes sortes d'événements intéressants. Je m'y suis rendu pour une table ronde sur "la notion d'auteur dans le jeu vidéo". En voilà le compte-rendu.

La salle est comble, les organisateurs eux-mêmes en sont surpris. Tout ce beau monde est là pour débattre sur la question de l'auteur dans le jeu vidéo. C'est une question complexe, dont dépend pour certains la légitimité du medium. Hé oui, s'il y a Auteur, peut-être qu'il y a Art ?

Mais avant de nous lancer là-dedans, examinons les forces en présence, qui ont apporté des réponses (et autant de questions) sur le sujet : Laura Gabrielle Goudet, docteur en linguistique, qui a travaillé sur les spécificités du discours sur internet ; Samuel Coavoux, doctorant en sociologie étudiant notamment les joueurs eux-mêmes ; Jean-Charles Ray, chercheur en littérature comparée spécialisé dans le jeu vidéo, les littératures de genre et les cultures alternatives ; et enfin Fibretigre, narrative designer chez Mi-Clos Studio (co-créateur de l'excellent Out There), game designer et scénariste de BD. A la modération du débat et à l'introduction, Antoine Herren du GAMELIER.

Participants table ronde Gamelier
Photo : GAMELIER
Antoine commence par une brève introduction sur l'histoire de la notion. Après l'étymologie (du latin auctor), on passe du moyen-âge à Montaigne, puis aux auteurs modernes apparus durant la période romantique. Antoine évoque Sainte-Beuve qui critique les oeuvres littéraires en étudiant minutieusement la biographie de leurs auteurs, puis Barthes qui essaie de se dégager de cette autorité pour se concentrer sur le texte, et Foucault qui trouve que l'auteur nuit à l'interprétation. Ce bref tour d'horizon littéraire se termine au cinéma avec la "politique des auteurs" de Truffaut, (1955), qui veut démarquer et légitimer un cinéma de qualité (car d'auteur) par opposition au cinéma industriel. Dans ce dernier cas, le parallèle avec le jeu vidéo semble assez saisissant.

D'ailleurs, dans la première partie du débat, on va essayer de distinguer quel jeux sont concernés par la notion d'auteur, et quel serait l'impact de ce dernier, en termes de création, mais aussi de légitimité. Dans un deuxième temps, on s'intéressera au joueur comme auteur : via les mods, les let's play, et même la pratique du jeu lui-même, est-ce que le joueur ne prolonge pas l'oeuvre des créateurs ?

Exemple d'auteur ébahi par la complexité de la question.
Samuel Coavoux prend d'abord la parole et explique qu'il faut d'après lui étudier la construction sociale des auteurs, comme l'a fait Alain Viala. Si on prend l'exemple du cinéma, Truffaut et la nouvelle vague sont apparus alors que la place du cinéma changeait dans la hiérarchie des arts. Si au début du 20e siècle le cinéma était un art populaire, dès qu'on a voulu distinguer le bon cinéma du reste, dès que la critique a voulu hiérarchiser les oeuvres, elle a voulu identifier des auteurs. Il évoque également le cas du jazz, qui est passé de musique populaire à musique d'élite avec ses grandes figures après avoir été encensée par des cercles intellectuels français. Il évoque également les séries, qui se légitiment actuellement via la figure du showrunner.

En ce qui concerne le jeu vidéo, Samuel affirme que le processus de légitimation est encore en cours. L'histoire du jeu vidéo est encore récente, et on crée des auteurs par un processus de patrimonialisation : tel jeu a marqué l'histoire, son créateur était un tel, c'est donc un auteur. D'après Samuel, il existe pour le jeu vidéo ce qu'Howard Becker appelait des "entrepreneurs de morale" : des gens qui proposent de nouvelles valeurs et qui essaient de les faire reconnaître. Ici, l'autorat dans le jeu vidéo. Cette légitimation est en cours, et ça se voit par l'intérêt nouveau de l'université pour le JV, par l'organisation même de cette conférence, et également par l'absorption du JV dans d'autres sphères culturelles (comme le montrent les nombreuses expositions récentes consacrées au medium).

Pacman at Moma
Pacman au Museum of Modern Art de New York.
Fibretigre intervient alors pour dire que la comparaison avec le jazz est problématique, dans le sens où le poids économique du jeu vidéo est bien plus important (500 nouveaux jeux sortent chaque jour). Au-delà des chiffres, la question de la critique qui fait l'auteur est pour lui compliquée, parce qu'une majorité de la presse jeu vidéo est une presse de prescription, qui teste les jeux vidéos comme on teste des machine à laver ; il y a donc peu de retours sur la qualité artistique d'un jeu.

Plus loin, Fibretigre dit ne pas croire à la notion d'auteur dans le jeu vidéo. Pour le démontrer, il donne l'exemple de son expérience à la Gamescom, où il a vu le talentueux Mike Laidlaw (directeur créatif chez Bioware) passer relativement inaperçu à côté de Tim Schafer (célèbre pour des petits jeux comme Full Throttle ou Grim Fandango), accueilli en véritable star par le public. Pourtant, Fibretigre affirme que la qualité de ses derniers titres a nettement baissé depuis qu'il a quitté les locaux de Lucasfilm. "Un jeu vidéo, c'est l'affaire d'une équipe, voilà."

Tim Schafer
Tim Schafer est fort triste.
D'après Jean-Charles Ray, la notion d'auteur et d'équipe ne sont pas nécessairement incompatibles, et ce quel que soit le domaine. Pour un livre, on ne peut pas négliger le travail de l'éditeur ; pour une fresque, celui des apprentis. Quand David Cage (Heavy Rain) se pose en réalisateur de cinéma et en auteur, il occulte toute l'équipe derrière ; mais cette dernière existe pourtant. De la même manière, Hitchcock occulte complètement le travail de montage de sa femme ; celle-ci n'est même plus créditée au générique de ses derniers films.

Alors, si le JV doit arriver à une maturité, est-ce qu'il est obligé de passer par l'Auteur, comme l'affirme Jonathan Blow (Braid) ? C'est d'autant plus compliqué que le jeu vidéo est vraiment une oeuvre collective. Antoine évoque l'exemple d'Hideo Kojima (la série des Metal Gear) comme figure d'auteur de JV, mais d'après Fibretigre, Kojima n'est un auteur que parce que la presse et le public l'ont encensé comme tel. Il a une équipe comme tous les autres. Idem, Blow a sorti un excellent jeu avec Braid, mais maintenant "on l'attend au tournant".

Alfred Hitchcock & Alma Reville
Alfred Hitchcock et sa femme Alma Reville.
Fibretigre soulève un autre problème : le public a-t-il besoin du point d'ancrage des auteurs ? Samuel répond que le jeu vidéo est un bien d'expérience : on ne connait sa valeur qu'en y jouant. L'objectif du public est de réduire son incertitude : l'auteur contribue à réduire l'incertitude. Le genre y contribue également ("j'aime les FPS, ce jeu va donc me plaire"), mais aussi les studios ("Oh un nouveau jeu de UltraAwesomeTastic Games !!!"), et évidemment la critique.

On demande dans le public qui est l'auteur d'un JV : le game designer, le scénariste, un autre ? Fibretigre rétorque que ce n'est pas le scénariste, vu comment leur travail est sabré dans les grands studios. Pour Samuel, la seule notion descriptive d' "auteur" c'est "quelqu'un qui a participé à la création du jeu". Mais dire qui est auteur n'appartient pas à ceux qui créent : c'est un processus de validation extérieure. Il prend l'exemple de Flaubert qui se déclare auteur, mais qui n'est demeuré comme tel que parce que la critique l'a légitimé. Pour le jeu vidéo, si on connait le nom d'une seule personne dans une équipe, alors il y a de grandes chances que ce soit lui l'auteur.


Le débat passe alors du côté du public, où quelqu'un affirme que dès 2000, Doug Church (System Shock, Thief) affirmait vouloir aller contre cette "starification" du jeu vidéo, et il encourageait à remettre le joueur au centre du jeu. Loin des préoccupations de l'industrie vidéoludique, quelqu'un pose la question des auteurs indépendants comme Jason Rohrer ou Anna Anthropy, dont la personnalité est très perceptible dans leurs jeux, et qui ont véritablement un style propre. Laura Gabrielle répond en évoquant toute la scène indépendante queer, dont certains jeux sont marqués par un militantisme important, qui fait d'ailleurs partie de leur style. Fibretigre se demande si ce militantisme n'est pas parfois un peu opportuniste. On évoque la question des jeux qui n'ont pas de visée mercantile, mais Fibretigre revient à la charge : "A un moment, il faut te confronter au marché, et il faut que le marché te reconnaisse." Sans cela, un jeu est amputé d'une partie de son public, et donc de son intérêt.


Bataille d'Hernani
Réaction du public à certains propos de Fibretigre
On a jusqu'ici essentiellement parlé des auteurs eux-mêmes. Laura Gabrielle passe ensuite à la position du joueur comme auteur. En effet, la notion d'auteur peut dépasser les créateurs du jeu original : les créateurs de mods (pour Skyrim, par exemple), sont également des auteurs à part entière. Elle évoque également la question du financement participatif : dans certains cas, les joueurs ont leur mot à dire sur le contenu du jeu.

Pour Fibretigre, le fait que les joueurs-sponsors participent à la création est une véritable catastrophe : d'après lui un joueur est auteur quand il se sert du jeu original pour se raconter ses propres histoires (il prend l'exemple de Minecraft, ou de Football Manager !). L'important c'est l'attitude de création, pas forcément la modification effective du code. Laura Gabrielle va également dans ce sens en évoquant les "Let's Play" : en filmant leur propre parties, en s'imposant des contraintes, le joueur prend les rênes et devient l'auteur non pas du jeu, mais de sa propre expérience. On entre donc là dans un genre de création à plusieurs niveau : celui du jeu, et de ce qu'on en fait. Le débat dérive ensuite sur la question des mods, qui est pour le moins polarisante (Fibretigre les déteste, par exemple, et ne voit le support de mods pour un jeu que comme un argument marketing.) La table ronde s'achèvera sur ces questions.

Pewdiepie
Pewdiepie, auteur d'expériences de jeu.
Voilà ! J'ai complètement échoué à faire un compte-rendu rapide, bravo si vous avez lu jusqu'ici. La discussion était riche, même si on aurait voulu que la seconde partie (joueur comme auteur) se voie consacrer plus de temps, et même si certains intervenants n'ont pas eu l'occasion d'exposer leurs idées en détail. Dans tous les cas, je remercie le GAMELIER pour son accueil, et je suivrai dorénavant leur programmation de très près.

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